Le soulèvement de Jeju, entre littérature et documentaire, pour raconter le passé


L’histoire de la Corée du Sud, riche et parfois douloureuse, a traversé de multiples chapitres avec la grandeur de la dynastie des Yi de la période Joseon puis l’empire colonial japonais. Depuis 1945, les blessures ont été nombreuses, et parfois méconnu notamment en dehors de la péninsule. C’est le cas du soulèvement de Jeju de 1948  (
제주 4·3 사건 ) que l’on évoque ici, sous le prisme de la littérature et d’un documentaire qui plongent à leur manière dans les archives.

Entre Han Kang et Im Heungsoon

Le nom d’Han Kang (한강) est loin d’être méconnu pour les amateurs de littérature coréenne, mais pas seulement. L’autrice originaire de Gwangju (광주) ne cesse de ravir les lecteurs avec ses différents ouvrages, dans des temporalités, au rythme des publications et des traductions. Son dernier ouvrage, Impossibles Adieux (작별하지 않는다), publié en Corée du Sud en 2021, en 2023 en France puis en 2024 pour la traduction anglaise, a d’ores et déjà eu plusieurs vies avec ses sorties successives. Ces multiples temporalités sont d’ailleurs au centre de cet ouvrage qui évoque l’histoire du pays au travers de la fiction. Cette histoire est non sans rappeler Celui qui revient (소년이 온다) retraçant l’histoire du soulèvement de Gwangju et sa violente répression. Ligne après ligne, Han Kang revient sur un autre désastre à travers l’histoire de la famille d’Inseon. 

 

Couverture du livre d'Han Kang, Impossibles Adieux, sur l'histoire de Jeju
Couverture du livre d’Han Kang, Impossibles Adieux

Cette fois, c’est sur l’île de Jeju que l’autrice se concentre. Jeju se retrouve également au cœur du documentaire d’Im Heungsoon (임흥순), Jeju Prayer (2012), qui se concentre sur ce même passé qui hante encore les anciens. Le soulèvement d’avril et mai 1948, qui se déroule directement après la libération du pays à la suite de 35 ans de colonialisme japonais, et reste une plaie béante. Ce drame sur lequel nous reviendrons plus tard est le filigrane du travail d’Im. Méconnu, surtout lorsqu’on le place à côté de l’ouvrage d’Han Kang, ce documentaire et son réalisateur s’engouffrent dans le passé de ses aînés. 

A leur manière, ces deux ouvrages se croisent et font une partie du chemin ensemble pour retracer un passé fracturé, dans une province qui porte encore les cicatrices d’une histoire sombre. Entre la fiction de l’un et le documentaire de l’autre, les aînés, les souvenirs, le passé prennent la parole. La magie et le réalisme possèdent l’œuvre de Kang tandis que le deuil froid et sourd des victimes des massacres commis par les forces américaines et celles de l’actuelle Corée du Sud amenés par son premier président, Syngman Rhee** (이승만)  transpercent l’écran. Les instants de silence, bien loin du tourisme qui occupe les esprits de tous à Jeju, tranche. Largement. Mais aussi la vie, qui continue et porte les corps et cœurs meurtris. Et des esprits tout aussi meurtris.

 

Le soulèvement d’avril 1948 au cœur des deux œuvres

Bien que le chemin emprunté par les deux œuvres diffère, la finalité reste la même, en ligne de mire le deuil et la douleur encore vive de ce qui a été perdu. Entre les agrumes et les plages immaculées de l’île, l’année 1948 marque un tournant. En même temps que la péninsule de Corée qui se fracture avec l’arrivée de la Guerre Froide et la guerre de Corée qui entérinera la séparation, déjà lancé avec le nord administré par l’Union Soviétique (소비에트 민정청) et le sud administré par les États-Unis (재조선 미국 육군사령부 군정청).

Cette partition fut faite au lendemain de la capitulation japonaise, sans que les Coréens ne soient jamais consultés à ce sujet. Ceci rappelle d’ailleurs l’une des racines du soulèvement de 1948. Les locaux, dont les communistes et indépendantistes, souhaitent éviter cela, craignant de perdre leur souveraineté. L’un de ceux qui ont mené ce soulèvement était Kim Damsal (김달삼), activiste et enseignant du marxisme-léninisme sur l’ile, il était aussi le représentant du parti des travailleurs locaux.

Au moment où la commission des Nations Unis (UNTCOK), supervisée par les États-Unis, lança un processus électoral dans l’optique de mettre en place un gouvernement local. Ce gouvernement deviendra d’ailleurs celui de Rhee, qui tiendra le pays d’une main de fer, faisant de la repression son outil de prédilection. Kim Dalsam en était l’un des fervents opposants, sa position étant dans la ligne du nord. Une position se fondant notamment sur la résolution 32 des Nations Unis demandant la consultation de tous les partis, une consultation qui ne se fera jamais, n’incluant donc pas les Coréens et premiers concernés dans ce processus électoral. Une situation qui rappellera le Traité de San Francisco signé par le Japon en 1951 durant laquelle la péninsule de Corée ne sera pas consultée ni représentée du fait des désagréments sur qui pouvaient représenter les Coréens.

Affiche du documentaire Jeju Prayer (2012) d'Im Heung-soon
Affiche du documentaire Jeju Prayer (2012) d’Im Heung-soon

Cette prise de décision de la commission onusienne a été le point de bascule pour Kim Samdal qui lança une rébellion contre les forces gouvernementales présentes sur place. Les forces américaines ont d’abord lancé la contre-offensive avant que les forces coréennes du président coréen Syngman Rhee, largement soutenu par les États-Unis, ne mettent en place la loi martiale facilitant la répression et les campagnes meurtrières contre ceux s’associant de près ou de loin à la rébellion et aux communistes. C’est ainsi que l’histoire sanglante de l’île commença, ou continua après la période coloniale et avant la Guerre de Corée, avec le soulèvement de Jeju.  

Ces plages immaculées, qui font aujourd’hui rêver les touristes venant du monde entier, portent de nombreuses histoires, plus sanglantes et violentes qu’on ne se l’imaginent. Tout au long des plages, et entre les arbres fruitiers, les histoires prennent place. Les mots d’Han Kang rejoignent ceux des victimes devant la caméra d’Im. Encore aujourd’hui, on ne sait pas exactement combien de personnes ont perdu la vie exactement. On s’accorde cependant pour dire qu’à minima 10% de la population de l’île a péri.

Im Heungsoon nous laisse parfois imaginer ce qu’il s’est passé, l’ampleur des destructions avec des images d’archives qui viennent succéder aux témoignages, au silence. Ces images vieilles de près de 80 ans aujourd’hui ne se commentent pas. Elles s’observent seulement. Les commentaires se lisent dans Impossibles Adieux et s’écoutent au fil des témoignages que l’on entend durant les 90 minutes de Jeju Prayer. Le bruit des vagues reprend cependant le dessus, comme la neige, que l’on passe de l’écran au livre, les allers-retours sont les mêmes.

Les témoignages sont glaçants, et c’est sans doute la raison pour laquelle Han Kang donne à l’hiver une place prépondérante dans son ouvrage. C’est un sujet qu’elle avait abordé lors de la sortie de son livre en France, en septembre 2023, en parlant de la neige comme un symbole du deuil. C’est également un motif que l’on retrouve dans d’autres de ses ouvrages (Le livre blanc ; Pars, le vent se lève). L’hiver, aussi parce que c’est durant cette saison qu’au moins 30.000 vies ont été emportées durant cette lutte contre le communisme et le profond désir de liberté présent chez les habitants de Jeju après des années de domination japonaise.

Le passé raconté au présent

Ce titre, Impossibles Adieux, revient sur l’incapacité de refermer cette blessure. Avec des familles n’ayant jamais retrouvé leurs proches, ou encore simplement trop blessées pour avancer. D’autres ont continué à avancer, car il n’y avait rien à garder. Ce titre qui résonne avec l’une des phrases prononcées au cours des premières minutes de Jeju Prayer, durant un rituel funéraire en hommage à l’une des victimes, Kim Bongsu (봉수) , l’époux de Kang Sanghee (강상희) que l’on suit tout au long du récit. Tout comme l’on suit Inseon au fil des mots d’Han Kang.

La neige, c’est ce qui ouvre aussi le documentaire d’Im Heungsoon et qui vient doucement accompagner cette première phrase prononcée et traduite après 15 minutes dans un silence épais.
Une froideur acerbe, une nature morte prenant la vie avec elle, avant de la rendre au fil des semaines. Une mort temporaire, une mort qui incite la vie. Une vie qui ne reviendra pas pour ceux que l’on pleure encore, et pour qui on prononce ces mots :

« Sur ton chemin vers l’autre royaume, avec chaque jour et nuit une douleur dans ton cœur, reviens vers vous avec un chemin pour l’éternité ».

Cette même neige qui, dans le récit d’Han recouvrait les corps des victimes de la nuit. Une neige qui revient et repart peut-être, comme l’écrit Han Kang :

«Il n’est pas impossible que ces gouttes d’eau, ces cristaux qui se fractionnaient, ces fines couches de glace imprégnées de sang soient les mêmes, il n’est pas impossible que la neige qui tombe maintenant sur mon corps soit la même. »

Les deux œuvres, pourtant si distantes dans le temps, racontent les mêmes histoires. Des victimes qui ont survécu et qui se souviennent des tortures. Ces vieilles dames dans les champs de mandarines nous parlent des longues heures de torture. Ce vieil homme se souvient de ceux qu’il a vu périr, car ils n’ont pas pu se cacher durant la chasse à l’homme mise en place avec la loi martiale. Au même moment, on peut lire Inseon raconter l’histoire de ce village détruit et les habitants massacrés pour ces mêmes raisons. Une page, une scène du documentaire, une autre page, une autre scène. Depuis une plage, depuis un mausolée, depuis un village, depuis un refuge à Osaka pour les femmes ayant fui Jeju, la tombe de Kim Bongsu, les livres d’Inseon avec les témoignages de son père.

Les histoires passent et la fiction du livre est fracturée par la réalité. La narration d’Han Kang à la première personne nous porte sur ces plages. On fracture, nous aussi, cette fiction et on se pose ces questions que se pose Im, auxquels les hommes et femmes qui y répondent portent leur deuil et leurs souvenirs. Chacun, à sa manière, essaye de transmettre au présent les douleurs du passé qui restent vives et auxquelles on ne parvient pas à dire au revoir.

** Syngman Rhee a été le premier président de la Corée du Sud entre 1948 et 1960. Les 22 ans qu’il a passé au pouvoir ont été marqué par son autoritarisme et son extrême proximité avec le régime américain qui lui a permis d’arriver au pouvoir. Cette proximité s’est symbolisée par une extrême dépendance économique sur les Etats-Unis, faisant dans la Corée du Sud un pays extrêmement pauvre.  Il s’est aussi distingué par son refus de signer l’armistice durant la Guerre de Corée, ce qui s’est inscrit dans la ligne des massacres commis à Jeju, Mungyeong, ou au travers du pays contre les différentes factions communistes (Ligue Bodo). 

Source : dafilms.com, The Korea Herald, Im Heung Soon, Korean Quartly, The Dial

Publication : 21/09/2024

Chloë G.