“Hell Joseon” : l’enfer coréen

L’expression Hell Joseon (헬조선) est souvent reprise sur internet par les Coréens pour faire état de conditions de vie jugées déplorables sur l’ensemble du territoire. Toutefois, la question se pose : est-elle le témoignage glaçant d’un véritable phénomène sociétal, ou faudrait-il n’y voir qu’une simple hyperbole ? 

La Corée du Sud est, d’un côté, un État souverain ayant réussi à se sortir de la pauvreté, de la malnutrition et de l’analphabétisme tout en luttant contre de lourdes contraintes en matière d’insécurité géopolitique. De l’autre, c’est un État ayant atteint plusieurs fois consécutives le taux de suicide le plus élevé des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), tout en possédant le taux de fécondité le plus bas au monde. Tantôt Miracle on the Han River (miracle sur le fleuve Han), tantôt Hell Joseon, la Corée du Sud semble abriter les deux faces d’une même pièce.

Le terme de Hell Joseon aurait émergé sur la toile aux alentours de 2015. Il est la combinaison du mot anglais hell (signifiant enfer) et du mot coréen Joseon (조선). L’utilisation du terme Joseon n’est pas anodine. En effet, sous la dynastie Joseon, le trône est occupé de 1392 à 1910, jusqu’à ce que la Corée devienne une colonie japonaise. Ayant officiellement pris fin en 1897, cette période était caractérisée par le règne d’une petite élite, tandis que le reste de la population était confronté à une situation de pauvreté héréditaire. Souvenir d’une époque empreinte d’amertume, le terme Joseon est ainsi souvent employé de manière péjorative. 

L’utilisation du terme Joseon dans l’expression Hell Joseon tend alors à effectuer un parallèle entre la Corée de cette époque et la Corée du Sud actuelle. Bien que la fin de la guerre de Corée en 1953 ait entamé une période de croissance économique phénoménale en Corée du Sud, ce développement à vitesse exponentielle est également à l’origine d’un gouffre significatif entre les générations. 

Se Woong-Koo, auteur du journal indépendant Korea Exposé, a défini le concept de Hell Joseon de la manière suivante : « Naître en Corée du Sud équivaut à pénétrer un enfer où l’on est immédiatement asservi par un système hautement réglementé, dictant tout un parcours de vie. Une éducation onéreuse et un service militaire obligatoire au sein d’une armée abusive sont la norme. » Selon lui, le rayonnement de la Corée du Sud en tant que modèle d’enseignement tend à éclipser les pans négatifs du système. Il maintient que seules les personnes riches et célèbres parviennent à contourner ce système en mettant à profit leur richesse et leurs contacts, tandis que les personnes du tiers-état moderne n’ont d’autre choix que de travailler comme des esclaves dans une entreprise, ou de « se réfugier dans la forteresse des bureaucrates en passant l’examen de fonctionnaire ». Ceux qui n’y parviennent pas sont condamnés à une vie de chômage ou à une existence en marge de la société. D’autres encore vont jusqu’à quitter leur terre natale dans l’espoir de pouvoir trouver la liberté à l’étranger.  

Crédits photo : Jun Michael Park pour le Washington Post

Chez les plus jeunes, ces lacunes se font notamment ressentir au sein du système éducatif. Il n’est pas rare de tomber sur des posts de forums rédigés par des Coréens faisant part d’un sentiment de lassitude : ils se sentent comme coincés au sein d’une économie impitoyable où seul un petit nombre de chanceux peut prétendre à une place dans une université d’élite, et plus tard à un emploi stable et correctement rémunéré au sein d’une entreprise prestigieuse. 

En Corée du Sud, il est très bien vu de rejoindre des académies périscolaires (Hagwon : 학원). Avec des cours commençant dès 8h30 et s’étendant jusqu’à 17h, suivis d’activités périscolaires achevées aussi tard que 22h, la somme totale de ces heures crée des emplois du temps au volume horaire extrêmement inquiétant. Bien que ces journées de quatorze heures puissent potentiellement choquer un Français ou un Australien, il est nécessaire de garder à l’esprit que les standards diffèrent d’un pays à l’autre. Cette idée d’obtenir les bons diplômes et de nouer les bons contacts est inculquée dès le plus jeune âge, la Corée du Sud exerçant une pression énorme sur ses jeunes individus. En effet, il est régulièrement avancé par des natifs que la notion d’échec est presque systématiquement assimilée à une absence d’effort dans l’imaginaire coréen. 

Ce sens de la compétition est aussi palpable dans des domaines plus intimes, comme le mariage par exemple. On utilise notamment l’expression de « génération sampo » (삼포세대 en coréen, littéralement, génération des trois abandons) : celle-ci fait référence au climat d’injustice socio-économique qui conduit les Coréens à renoncer aux relations amoureuses, au mariage et à la perspective d’enfanter un jour. En y ajoutant les problèmes liés à la propriété et à l’emploi, on parle alors de « génération opo », autrement appelée génération des cinq abandons. -Sam (삼) et -o (오) faisant référence aux chiffres 3 et 5, on y ajoute alors le suffixe -po, tiré du verbe ‘abandonner’.

Crédits photo : Asia Today

On retrouve également un mouvement coréen similaire en ce qui concerne les droits des femmes : le 4B, ou « les quatre ‘non’ », gagne en effet de plus en plus d’importance en Corée du Sud. Il représente quatre mots coréens, commençant tous par -bi. Ainsi, bihon (비혼, le rejet du mariage hétérosexuel), bichulsan (비출산, le rejet du fait d’enfanter), biyeonae (비연애, le rejet des fréquentations amoureuses) et bisekseu (비섹스, le rejet des relations sexuelles hétérosexuelles) sont l’emblème de ce mode de vie.

Face à des taux élevés de chômage, à de faibles taux de naissances, à une population vieillissante, et à une compétition toujours plus féroce au sein des écoles et des entreprises, le poids de la société se fait ressentir. Cependant, malgré des conditions de vie ardues, la nécessité de subvenir à ses besoins prend malheureusement l’ascendant sur la possibilité de donner sa démission. Ainsi, de nouveaux problèmes voient le jour : les élites autrefois présentes sous la dynastie Joseon ne sont autres que les capitalistes modernes de notre époque. L’accès désormais universel au système éducatif ne suffit pas à contrebalancer la difficulté d’accès aux universités pour ceux qui ne remplissent pas les critères exigeants de la société.

BTS (방탄소년단), groupe connu dès ses débuts pour sa discographie intense sur fond de critique de la société coréenne, a notamment évoqué ces problèmes inhérents à la jeune population coréenne dans plusieurs chansons :

Dans la chanson No More Dream, c’est J-Hope qui semble faire référence à cette notion de Hell Joseon, bien que l’appellation ne soit pas directement utilisée :
지옥 같은 사회에 반항해 / Rebelle-toi contre cette société infernale.

Dans la chanson Dope (쩔어), c’est au tour de Namjoon de faire référence aux concepts de sampo et d’opo précédemment évoqués :
3포세대? 5포세대? / Génération sampo ? Génération opo ?

Nombreux sont les films et séries de la pop culture actuelle qui dépeignent ce triste tableau. Parmi les exemples notables, on compte notamment Squid Game, la série Netflix coréenne de 2021 au sein de laquelle 456 individus en proie à des dettes financières acceptent de rejoindre une compétition dont la récompense s’élève à 45.6 milliards de won. Alors que la probabilité de victoire est extrêmement faible (1 chance sur 456), l’enjeu, lui, est immense, puisque toute défaite est synonyme de mort imminente. (Spoiler) La série s’achève sur une révélation abrupte : ce jeu n’est autre qu’une machination de riches hommes d’affaires, lesquels observent confortablement le jeu depuis une loge VIP.
Parasite est également un exemple probant de ce concept, puisque le film de Bong Joon-ho (봉준호) dépeint la triste histoire d’une famille pauvre qui, faute de moyens financiers, finit par entrer dans une relation de dépendance avec une famille riche. Cette première famille est peu à peu perçue comme un parasite par la seconde : la fracture entre ces deux classes sociales qui semblent évoluer dans deux mondes différents est alors évidente. 

Bien que tous les Coréens ne soient pas nécessairement adeptes de l’utilisation du terme satirique, il reste difficile d’ignorer les faits sociétaux. Sur Facebook, le groupe Hell Joseon possède pas moins de 17 000 followers. Selon une enquête menée par le site d’emploi Incruit auprès de 3 710 adultes coréens entre le 28 novembre et le 5 décembre 2017, 62,7 % des personnes interrogées sont d’accord pour dire que la Corée du Sud s’apparente à cette idée de Hell Joseon. Cette même enquête a souligné que quelque 54 % d’entre eux avaient déjà envisagé de s’installer à l’étranger. De manière encore plus surprenante, plus de la moitié d’entre eux, pour un total de 56 %, se sont dit prêts à renoncer à leur nationalité coréenne s’ils parvenaient à s’installer dans un autre pays. 

Mais quels sont les éléments qui pourraient motiver cette envie d’évasion ? En 2015, l’OCDE révèle que la Corée est le pays avec le plus fort taux de suicide parmi les pays membres de l’organisation. Une analyse ultérieure souligne également que depuis 2016, les Coréens travaillent en moyenne 2 069 heures par an, se plaçant alors sur la deuxième place du podium parmi les membres de l’organisation. Le rapport 2016 de l’International Institute for Management Development (ou IMD) sur les talents mondiaux, lui, a classé la Corée du Sud au 46e rang sur 61 pays dans son indice, ce qui la place derrière des nations traditionnellement considérées comme moins développées, telles que l’Inde et les Philippines. Ce même rapport, dans une analyse relative à la qualité de vie, a rétrogradé la Corée du Sud au 47e rang des pays, et au 59e rang selon l’échelle de motivation des travailleurs.

Dans une société qui place la notion de dur labeur au sommet de sa pyramide, le seul conseil à donner à un individu insatisfait de sa situation actuelle semble être de redoubler d’efforts. Mais est-ce réellement la meilleure solution ?

Aurore (23.03.23). 

 

Sources :

https://www.abc.net.au/news/2020-01-30/south-korea-hell-joseon-sampo-generation/11844506

https://asiasociety.org/korea/hell-joseon

https://medium.com/revolutionaries/bts-hell-joseon-and-the-give-up-generations-fef9f2ba2377

https://www.changemag-diinsider.com/blog/from-economic-miracle-to-hell-joseon-what-does-the-south-korean

https://www.washingtonpost.com/world/asia_pacific/young-south-koreans-call-their-country-hell-and-look-for-ways-out/2016/01/30/34737c06-b967-11e5-85cd-5ad59bc19432_story.html

https://www.facebook.com/helljoseon/timeline

https://www.koreaherald.com/view.php?ud=20171210000292

http://www.koreaherald.com/view.php?ud=20150830000310

https://thediplomat.com/2015/09/is-south-korea-now-hell-chosun/

https://thediplomat.com/2017/07/south-koreas-brain-drain/

https://www.imd.org/uupload/IMD.WebSite/Wcc/NewTalentReport/Talent_2016_web.pdf

https://koreaexpose.com/author/editor-in-chief/

https://www.nytimes.com/2014/08/02/opinion/sunday/south-koreas-education-system-hurts-students.html