INTERVIEW : la jeunesse coréenne sous le regard de Lee Chang Dong

Nous avons eu la chance de pouvoir rencontrer le réalisateur Lee Chang Dong lors de son court passage dans la capitale pour lui poser quelques questions sur son film, l’état de la société coréenne et la situation de la jeunesse dont la colère et les inquiétudes sont le premier message du film.

Le réalisateur était de visite à Paris en juillet dernier afin de promouvoir son dernier film Burning, sorti tout juste un mois après, en août 2018. Le film avait alors reçu un excellent accueil, notamment après un passage très remarqué au Festival de Cannes.

Retrouvez notre article sur le film

À l’occasion de la sortie DVD du film, nous vous révélons enfin l’intégralité de notre conversation.

Merci encore à Lee Chang Dong et son interprète de nous avoir accordé du temps et d’avoir répondu généreusement à nos questions.

 

 

Le propos du film, sur la jeunesse, est très proche de ce que vivent les jeunes en France aujourd’hui. Est-ce que vous avez pensé à un public en particulier, français peut-être, en faisant ce film ?

Non, je n’avais pas du tout un public particulier en tête, français ou étranger. Je voulais juste parler de la réalité coréenne et des jeunes aujourd’hui, mais pas que les jeunes coréens finalement. Je voulais parler de la situation des jeunes du monde entier. Je pense que c’est pour ça que vous avez pu autant vous identifier aux personnages. Je voulais parler de la réalité que nous connaissons tous mais en allant un peu plus au-delà du réel. Je voulais montrer ce qu’on ne voit pas à l’oeil nu, la frontière entre le réel et l’irréel, puisque c’est quelque chose que nous partageons tous et qui n’est pas spécifique à la Corée.

Vous avez passé beaucoup de temps avec des jeunes en Corée pour écrire le film ?

Bien sûr. J’ai fait beaucoup de recherches et comme j’enseignais à l’université aussi, j’étais toujours avec eux. C’est une problématique qui ne m’est pas si éloignée, mes enfants font partie de cette génération également donc ça me parle.

C’est un sujet qui vous inquiète ?

Je suis bien plus âgé alors, bien sûr, il y a une différence de générations mais dans le fond je pense que les humains sont tous pareils. Les êtres humains partagent beaucoup de points communs et similarités malgré les différences. On parle beaucoup de différences entre les hommes et femmes par exemple, alors que finalement on partage beaucoup en commun ; parce qu’on est humain tout simplement. La différence de générations est une problématique qu’on peut rencontrer dans le monde entier et pas seulement en Corée. Mais la grande différence qu’on peut constater aujourd’hui, et particulièrement en Corée, c’est qu’à travers le temps, on avait pris l’habitude de se dire que l’Histoire allait pouvoir améliorer les choses, qu’elle nous emmènerait dans le bon sens. Petit à petit on vit dans un monde plus aisé au niveau matériel, où on prospère de génération en génération… Tout avait l’air de s’améliorer en fait ! Je pense toutefois que tout ça, c’est terminé maintenant. La jeunesse d’aujourd’hui va être la première génération à connaître une vie plus pauvre que celle de ses parents.

On pourrait pourtant croire que la tendance économique en Corée du Sud évolue positivement, vers l’enrichissement. De quel type d’appauvrissement parlez-vous ?

Je parle bien sûr de l’aspect économique. Les jeunes sont aujourd’hui de plus en plus pauvres. Ils reçoivent beaucoup d’aides financières de leurs parents, même une fois adultes. C’est très dur pour eux car il y a en plus la crise de l’emploi, le chômage, qui font que beaucoup de jeunes survivent seulement avec des CDD ou des petits jobs qui ne suffisent pas à couvrir leurs loyers. C’est pour ça qu’en général ils se font aider. Certains vont avoir la chance d’être embauchés dans des grandes entreprises mais sinon, la situation est difficile.

Le personnage de Ben (Steven Yeun) est issu, au contraire, d’un milieu très aisé. Que représente-t-il pour vous ? Est-ce que c’était le moyen de mettre en lumière cette pauvreté ?

Oui. Je voulais parler d’inégalités et de déséquilibre à travers ces deux personnages (Jongsu et Ben), mais pas que. Le problème des jeunes, aujourd’hui, n’est pas qu’un problème matériel. Le personnage de Ben, par exemple, ressent en lui une sorte de vide. C’est un sentiment très dangereux. Mais ça concerne aussi les jeunes qui vivent dans la misère et la pauvreté. C’est parce qu’ils ressentent cette forme de vide en eux qu’ils ont ce sentiment d’impuissance qu’ils cachent en eux, comme une sorte de colère.

Ben, en tout cas, est un personnage qui a ce vide en lui et qui, de ce fait, devient dangereux.

 

 

Ben apparaît effectivement comme quelqu’un qui vit dans l’ennui et le mal-être, alors que Jongsu (Yoo Ah-in) et Haemi (Jun Jong-seo) paraissent plus libres, ce que Ben va observer avec curiosité…

On peut effectivement percevoir Ben comme vous venez de le décrire. Il représente à lui seul un grand mystère, comme le mystère de notre monde. De l’extérieur, c’est un monde qui paraît cool, très beau, mais qui finalement ne tourne pas rond à l’intérieur. On s’en rend compte rapidement. Le monde est une grande énigme, comme le personnage de Ben. Ben peut être perçu comme quelqu’un de très gentil et avenant, un bon ami, mais qui en même temps peut faire peur. On ne sait pas vraiment si c’est un tueur en série ou pas. Il est vraiment quelqu’un d’insaisissable, on peut le percevoir de plusieurs manières en fait. L’interprétation est libre. Il est effectivement attiré par Haemi. Il la regarde avec curiosité, mais il est également très avenant avec Jongsu alors que rien ne le force à être aussi gentil avec lui. Ben leur présente ses amis mais rien ne l’oblige à se comporter de cette manière avec eux. Donc on peut en effet se demander pourquoi il est aussi intéressé et attiré par ces deux personnes. Mais ça, c’est une autre histoire. Je ne pense pas que Ben les observe juste comme des bêtes de foire. Il y a plus derrière.

Selon vous, est-ce que les personnages de Jongsu et Haemi souffrent ?

La situation de Jongsu est compliquée. Il vit dans la maison de son père, dans un village où il entend la propagande nord-coréenne à longueur de journée, il est entouré de bouses de vache…Son père est au tribunal car il est atteint d’une maladie qui l’empêche de contrôler sa colère…Tout cela le rend furieux. Il veut s’échapper de cet univers mais malheureusement il n’a pas d’autre choix que d’y retourner car il faut nourrir le veau de la ferme puisque son père n’est plus là. Et en même temps, il cumule les petits jobs dans sa vie quotidienne à Séoul. C’est un écrivain aspirant qui n’a pas écrit une seule ligne donc on ne peut pas dire qu’il soit heureux. C’est pareil pour le personnage de Haemi. Bien qu’elle soit criblée de dettes, elle décide de partir en Afrique. Elle est toujours en quête de sens, du sens de la vie. Elle vit peut-être dans une réalité qui n’est pas si misérable et précaire que ça, mais on ne peut pas dire qu’elle baigne dans le bonheur non plus.

Pourquoi avoir choisi de tourner dans ce village de Paju, à la frontière nord-coréenne, où la propagande du Nord envahit le fond sonore ?

Je ne sais pas si vous êtes déjà allés à Séoul mais vous verrez que dans la vie quotidienne, les Coréens ne ressentent pas vraiment le conflit et cette séparation Nord/Sud. À moins qu’on en parle au JT comme récemment avec l’affaire des missiles et les insultes lancées des deux côtés de la planète entre Trump et Kim Jong-un. Sinon on ne s’en rend pas vraiment compte. Les gens oublient totalement qu’il y a cette menace qui pèse au-dessus de leur tête, alors que le problème est toujours présent dans notre quotidien. Le personnage de Jongsu a été élevé dans un environnement frontalier donc c’est quelque chose qu’il ressent toute la journée. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas responsables de ce conflit et de cette séparation. Pour eux, elle reste un grand mystère. Ils ne savent pas pourquoi la Corée a été séparée et ils ne savent pas comment résoudre le problème. Donc pour moi c’était aussi important de parler de cette division dans le film et c’est pour ça que l’action se situe à la frontière.

Burning est disponible en DVD dans tous les points de vente.
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Crédits photos : Diaphana

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