L’avantage des mots, c’est qu’ils permettent de poser une définition sur une émotion qui nous affecte au premier plan. Sans surprise, certains termes sont considérés comme étant propres à une culture particulière, au regard du contexte historique dans lequel ils s’inscrivent. Han (한), en coréen, en est sûrement l’exemple le plus probant.
Han est tantôt une référence au fleuve qui traverse la ville de Séoul, tantôt la traduction du mot rage, mais pas n’importe quelle rage. Il s’agit ici d’une rage si profonde qu’elle consume la personne qui la ressent, à tel point qu’elle peut potentiellement la mener jusqu’à la mort. C’est aussi une manière d’exprimer le ressenti négatif et la haine de tout un peuple, impuissant face aux injustices infligées à ses ancêtres. Han, c’est une émotion ressentie de manière individuelle et collective. En somme, le terme souligne donc à la fois le chagrin ressenti face aux expériences traumatisantes subies par un collectif, et la manière dont la population coréenne surmonte ces expériences. Le han est finalement une manifestation du triomphe coréen face à l’adversité, une sorte d’amertume couplée à de la résilience, véritable témoignage de force mentale. Le mot est ainsi le résultat d’une explosion intense d’émotions et d’actions. La maladie qui en résulterait selon les experts, hwabyeong (화병), se traduit littéralement par maladie de la colère. De manière plus triviale, on parle souvent du han en employant l’expression « kimchi temper », laquelle souligne précisément qu’il s’agit d’un syndrome spécifique à la culture coréenne.
Il y a un contexte historique à cette maladie, bien qu’elle semble désormais s’en distancer pour s’inscrire de manière plus générale dans le quotidien de la population coréenne. En effet, le concept de han est en réalité une des conséquences de la Guerre de Corée (1950-1953), laquelle se veut elle-même faire office de témoignage de la triste histoire du pays soumis à l’invasion, à l’oppression, et à la souffrance. L’occupation japonaise de 1910 à 1945, la division du pays entre Nord et Sud après la défaite du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale, l’impérialisme américain, voilà tant de forces extérieures ayant influencé l’expérience des Coréens. Pendant l’occupation japonaise de la péninsule coréenne, le mot han a trouvé sa signification la plus forte : il s’agissait alors d’une souffrance partagée entre personnes oppressées d’un territoire occupé. Bien avant cela, à l’époque de la dynastie Joseon (조선), on compte également l’invasion japonaise de 1592-1598, ainsi que celles de la Mandchourie en 1627 et 1636. La conséquence de tous ces événements, c’est que les victimes se retrouvent alors face à une ribambelle d’émotions complexes à digérer et à expliquer.
De manière assez ironique, l’étymologie du mot han est elle aussi un témoignage d’occupation. En effet, environ 60% des mots coréens sont considérés comme étant sino-coréens, sous-entendu d’origine chinoise, bien que seuls 35% soient utilisés dans la vie de tous les jours. Le mot han est donc dérivé de hen(恨), couramment utilisé en Chine afin de renvoyer à des émotions négatives (le mot yuanhen, 怨恨, signifiant ressentiment, le mot chouhen, 仇恨, signifiant haine, et le mot huihen, 悔恨,signifiant regret).
L’artiste japonais Yanagi Muneyoshi est considéré comme étant le père fondateur du concept avant qu’il ne soit plus tard appelé han. Dans son essai Korean Art (朝鮮の美術, Chōsen no bijutsu) de 1922, il évoque les malheurs subis par la population coréenne résultant de multiples invasions de la péninsule. Il en conclut que les artisans coréens ont englobé l’ensemble de leurs émotions négatives dans leur art afin de les canaliser, donnant ainsi naissance à un effet qu’il nomme « beauté du chagrin » (en anglais, beauty of sorrow). Il est alors le premier à soulever cette perspective des Coréens comme peuple défini par leur chagrin. Les nationalistes coréens lui ont néanmoins préféré le terme de han plus tard, dès lors perçu comme essence de la personne coréenne, forgée par les souffrances du passé. Cette version est par la suite devenue un concept ethnonationaliste dénotant le caractère unique de la culture coréenne, capable d’imprégner les domaines de la culture, de l’art, et de la littérature.
Il ne semble pas y avoir de preuve antérieure au XXe siècle d’une signification particulièrement négative du terme coréen. Il apparaît donc que cette idée selon laquelle les Coréens seraient un peuple empreint de han a émergé pendant la période moderne. Bien que le terme ne soit plus autant utilisé qu’avant, il reste employé dans le langage familier en référence aux « comfort women » (littéralement, femmes de réconfort), rendues victimes d’esclavagisme sexuel par l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. En effet, le terme a également gagné une importance considérable dans le domaine féministe au fil des années, puisqu’il souligne le quotidien de femmes souffrant en silence. C’est donc, dans ce contexte particulier, une forme d’espoir permettant à la personne qui le ressent d’endurer une épreuve en silence, de serrer les dents. Cependant, dans une société où les femmes ont désormais accès à l’éducation et sont à même de travailler, il est devenu inapproprié de faire l’éloge d’une position passive et subordonnée, ce qui explique le déclin du terme dans ce contexte. Finalement, le recul du terme est également compréhensible, en ce qu’il semble indirectement renforcer une vision raciste, impérialiste, et sexiste d’un passé désormais révolu. La remise en question de sa préservation semble donc totalement légitime aujourd’hui.
La Coréenne Debbie Lee a un jour évoqué avec le Los Angeles Times le poids de son propre han, lequel se manifeste dans le cadre de son travail à l’ambassade danoise en Corée du Sud. En effet, les Danois possèdent eux aussi un concept propre à leur culture, polaire opposé du han : hygge. Hygge est décrit comme un sentiment de tranquillité général en l’absence de tout événement désagréable ou accablant. Mais les Coréens sont-ils véritablement plus en colère que les populations d’autres pays ? Sont-ils aussi plus sensibles que d’autres ? Il est souvent avancé que les Coréens sont une population plus à fleur de peau, plus sujette aux émotions vives de la vie. Lee Oh-Young (이어령), dans son livre intitulé On Crying, évoque cette relation aux larmes :
“Les Coréens pleurent lorsqu’ils ont de la peine, de la faim ou du chagrin. Même lorsqu’ils sont joyeux, ils pleurent parce qu’ils sont heureux… On ne peut pas parler de la Corée sans mentionner les pleurs et les larmes. Non seulement nous pleurons, mais nous entendons tout comme des pleurs. Tout commence par le mot “pleurer”. Lorsque nous entendons un son quelconque, nous l’appelons automatiquement “pleurer”. Nous traduisons l’anglais “birds sing” par “oiseaux qui pleurent”. Bien que “sing” signifie chanter une chanson, nous l’exprimons comme des pleurs, car ces mêmes sons d’oiseaux que les Occidentaux entendent comme une chanson joyeuse, nous les entendons comme des pleurs tristes.” (Traduction personnelle de l’anglais au français).
Le concept même de han pose donc un problème multidimensionnel : d’un côté, il est sous-entendu que la connaissance du concept est fondamentale à la compréhension du peuple coréen. De l’autre, il est avancé que seul un Coréen est capable de réellement saisir l’entièreté des implications du terme. En effet, on considère que les Coréens étrangers au sol coréen ne peuvent pas connaître le terme. Arirang (아리랑), l’hymne coréen non officiel, serait toutefois une des meilleures façons de visualiser la portée du concept. Le chagrin, la nostalgie, seraient supposément palpables dans les voix.
Certains vont même jusqu’à considérer que ce han serait une part inhérente de la population coréenne, au point d’être inscrit dans l’ADN de ses citoyens. Selon Michael Shin, professeur à l’université de Cambridge, le han est un élément omniprésent de la pop culture, en ce qu’il est fréquemment évoqué dans la littérature et l’art coréen. Le professeur va jusqu’à considérer que c’est en réalité un symbole de division, agissant comme un rappel douloureux de la frontière entre le Nord et le Sud du pays ayant séparé des familles depuis la fin de la guerre. Pour lui, tant que les deux Corées resteront séparées, le han continuera d’être omniprésent.
En 2003, la série The West Wing sort l’épisode 4 de sa saison 5 intitulé Han, lequel met en scène un pianiste nord-coréen ayant pour objectif de s’enfuir aux États-Unis. Au cours de l’épisode, on explique qu’il est rempli de han, alors défini dans le cadre de l’épisode comme « une tristesse si profonde qu’aucune larme ne vient ». Mais le concept est aussi évoqué de manière plus subtile : dans le film Parasite (2019), du réalisateur Bong Joon-Ho (봉준호), il prend la forme de la rage sous-jacente d’une famille discriminée du fait de son appartenance à une certaine classe sociale. Dans le film The Handmaiden (2016), c’est l’abus souffert par des sujets devant se soumettre à leurs maîtres japonais. De célèbres figures littéraires, telles que l’auteur de nouvelles Park Kyongni (박경리) et le poète Ko Un (고은), ont elles aussi mentionné l’importance du terme au sein de la culture coréenne. Dans la nouvelle Re Jane (2015) de Patricia Park, autrice coréenne-américaine, la jeune femme entend réimaginer l’histoire de l’héroïne de Charlotte Brontë, Jane Eyre, dans une histoire se déroulant dans la ville de New York avec une protagoniste coréenne-américaine. Dans son œuvre, elle définit le han comme « une angoisse terrible qui bouillonne dans le sang, le résultat d’une injustice ». Dans le livre The Loneliest Americans (2021) de Jay Caspian Kang, évoquant le statut des Asiatiques américains dans la société américaine, le han est décrit comme une « condition coréenne à cause de laquelle la personne affligée parvient à se convaincre que le monde lui a tourné le dos ».
Toutefois, le problème des mots ancrés si profondément au sein d’une culture, c’est que lorsqu’ils transcendent les frontières du pays où ils sont nés, on note souvent des distorsions dans leurs tentatives de traduction. Parfois, cela va jusqu’à la perte du sens initial des termes, puisqu’ils sont transmis à ceux qui ne parlent pas couramment la langue de leurs origines. Ainsi, le terme de han est vraisemblablement condamné à continuer de subir son déclin, même dans son pays d’origine. En Corée du Sud, la population semble essayer tant bien que mal de se détacher de cette image de victime passive et perpétuelle de l’histoire, ce qui nécessite forcément d’abandonner le terme désormais désuet, souvenir d’une époque révolue. Bien que le mot ait pu, à une époque, permettre à la population de s’unifier face à un passé commun, il est peut-être aujourd’hui un frein à leur évolution, cherchant indirectement à les convaincre de persister dans ce chagrin.
Aurore (07.02.23)
Sources :
https://www.lennyletter.com/story/korean-han-rage
https://wp.wwu.edu/koreancultureanalysis/sample-page/
https://aeon.co/essays/against-han-or-why-koreans-are-not-defined-by-sadness
https://www.poetryfoundation.org/poetrymagazine/poems/156413/american-han
https://www.latimes.com/archives/la-xpm-2011-jan-05-la-fg-south-korea-han-20110105-story.html
https://www.poetryfoundation.org/poetrymagazine/poems/156413/american-han
https://www.koreatimes.co.kr/www/news/opinon/2012/08/272_41770.html
https://thekrazemag.com/latest-updates/2021/12/5/the-complex-emotions-of-han-
https://thekoreanway.wordpress.com/2010/07/15/han-한-a-korean-cultural-trait/